dimanche 23 mai 2010

Grande noirceur : un no man’s land

Connu pour son franc-parler, Michel Chartrand a déclaré à plusieurs reprises que les femmes avaient construit le Québec.  S’il est une personnalité que l’on ne puisse soupçonner de flagornerie, ni d’être l'otage de la political correctness, c’est bien ce syndicaliste rebelle et défenseur des droits des travailleurs accidentés.  Qu’il s’agisse de mères de famille nombreuses, de membres des communautés religieuses, plus tard de militantes de groupes féministes, de bénévoles ou d’aidantes naturelles, la contribution sociale des femmes ne peut être passée sous silence. 

Celle de nos pères et de leurs prédécesseurs de même sexe ne bénéficie cependant pas d’une reconnaissance comparable.  Leur apport à l’essor du Québec contemporain reste le plus souvent méconnu, comme si l’on préférait, sous l’influence d’un réquisitoire durable contre une société patriarcale, se remémorer plutôt leur caractère souvent peu démonstratif, quand on ne dénonce pas les abus de violence familiale, sexuelle, ou l’alcoolisme dont épouses et enfants ont fait les frais. Le stéréotype du mari qui buvait ses paies à l’hôtel, parfois en sulfureuse compagnie, ou qui abandonnait sa famille, sans lui verser de subsides, pour une femme plus jeune, est resté fortement gravé dans notre inconscient collectif.  Est-ce pour cela que certains hommes préfèrent attendre aujourd’hui que leur conjointe les flanque à la porte plutôt que d’assumer « l’odieux » d’une séparation ?

On oublie un peu facilement que seule une minorité de sexe masculin, l’élite de la société, composée d’hommes publics ou d’église, de chefs d’entreprise et de notables, constituait la classe dominante de cette société phallocratique tant décriée.  La majorité des hommes québécois de l’époque, journaliers, ouvriers, artisans ou cultivateurs, bref gagne-petit, subissait, au même titre que les femmes, le contrecoup hiérarchique de valeurs imposées, de décisions politiques et économiques inéluctables, bref d’un mode de vie décidé d’avance à propos duquel ils n’avaient pas voix au chapitre.  Les hommes n’étaient pas affectés de la même manière que les femmes, voilà tout.

Il fallut l’avènement du syndicalisme, soutenu, admettons-le, par le clergé, pour que le travailleur ordinaire ait enfin droit de parole.  Or, le biais syndical demeure la principale avenue par laquelle on a exploré la condition masculine du temps, bien qu’on se soit surtout cantonné aux conditions de travail.  Malgré cela, il semble facile aujourd’hui d’oublier l’incertitude du lendemain vécue par ces hommes, leurs salaires de misère, les semaines de six ou sept jours, les journées qui n’en finissaient plus, le mépris du foreman anglophone, dont les gars comprenaient à peine les ordres, l’épuisement professionnel et les maladies industrielles, dont l’amiantose, qui compromettaient ce qu’on appellerait de nos jours leur qualité de vie, quand elles n’abrégeaient pas leur existence.
Quand on songe à la grande noirceur, on se représente des familles québécoises modestes, peu scolarisées et nombreuses, qui augmentaient sans cesse sous la pression du devoir conjugal, que toute épouse devait à son mari, et devant l’obligation de ne pas empêcher la famille, la patrie de demain.  Chaque nouvelle bouche à nourrir venait intensifier une pression parfois intenable pour le travailleur canadien français, alors seul pourvoyeur, mais qui restait un pion parmi tant d’autres, interchangeables, remplaçables, pareils à lui sur le marché du travail.


Le couple inversé

Avant la révolution tranquille, le rôle social traditionnel de la femme était valorisé : mère, elle portait en son sein l’avenir de la nation.  Plus sa progéniture était abondante, plus significative était sa contribution à l’essor du Québec.  Il suffisait d’un corps en bonne santé, d’un mari vigoureux, et la femme québécoise découvrait dans la maternité bien davantage qu’un accomplissement ultime : elle se forgeait son identité de femme, d’être humain.
Bien sûr, tout cela n’était pas sans risque et nombreuses accouchaient dans des souffrances sans nom ou mouraient en couches sans qu’aucune alternative préventive ne leur soit offerte. Pour les survivantes d’un tel traumatisme, la perspective d’une nouvelle grossesse devenait un avant-goût de l’enfer, un concept populaire en ces temps reculés.  Nous étions loin de notre époque où les femmes ont acquis le droit de disposer de leurs corps, au grand dam de certains esprits rétrogrades heureusement minoritaires, qui souhaiteraient que toute grossesse, même consécutive à un viol, soit menée à terme.

Au Québec comme ailleurs, la réussite d’un homme se mesurait au prestige de la profession, au salaire gagné, au degré d’instruction, tout autant qu’à la respectabilité morale de l’individu.  On voit difficilement comment une majorité de Canadiens français, faiblement scolarisés, unilingues francophones, à qui le curé de la paroisse inculquait le mirage d’un bonheur suprême au royaume des cieux, en récompense d’une vie de labeur et de privations, pouvait correspondre à ces critères de réussite professionnelle.  « Nés pour un petit pain » resterait pour des décennies leur devise. 

Comme la réussite professionnelle demeurait également, comme aujourd’hui d’ailleurs, le premier critère par lequel un homme mesurait sa valeur personnelle et développait son identité, on ne se surprendra pas du sentiment d’infériorité, voire d’échec, de l’homme québécois de cette période, dont on retrouvera l’écho dans notre littérature.  Même les figures romantiques qu’incarnaient notre Survenant, ou l’Alexis d’Un homme et son péché, restaient des marginaux désœuvrés, presque des romanichels, auxquels le charisme et l’éloquence tenaient lieu d’affirmation de soi.  Reste qu’ils n’avaient, en bout de ligne, ni travail valorisant, ni famille.
Avec l’incommunicabilité entre l’homme et la femme, le concept du couple inversé occupe une place prépondérante en études littéraires québécoises.  Notre littérature regorge de personnages masculins faibles, irrésolus, tel Ovide Plouffe et Ovila Pronovost ou, plus rarement, forts mais antipathiques, comme Séraphin Poudrier, tandis que leurs contreparties féminines agissent en femmes de caractère et de coeur, comme Émilie et Blanche Bordeleau, ou en héroïnes au destin contrarié tel Donalda, réduite à la servitude par l’avarice de son mari.  Ne perdons pas de vue que l’art, littéraire ou autre, nous renvoie le reflet d’une époque comme de la société qui l’habite.


Un cas vécu

À une époque où je travaillais comme agent de service privé (agent de sécurité en civil, chargé de la surveillance de personnes psychiatrisées en milieu hospitalier), je dus un jour m’occuper d’un certain Monsieur Painchaud (nom fictif).  Le pauvre homme représente à ce jour l’exemple le plus extrême de victime masculine de la grande noirceur qu’il m’ait été donné de voir. 
Terriblement confus, diminué autant physiquement que moralement, boiteux, incontinent, le pauvre homme radotait sans fin la même phrase, ayant trait au travail, et au sentiment d’échec qui, selon toute vraisemblance, l’avait terrassé : « Des jours, y te disaient : tu vas être ben, tu vas avoir de l’argent, des semaines de temps, pis ensuite, y te disaient : retourne chez vous.  Y en a plus, de job. »  Après quelques heures en sa compagnie, j’avais arrêté de compter les fois où il devait répéter ce refrain, parfois entrecoupé de ce triste couplet : « Tu vas au chantier, avec ton coffre à outils pis ton égoïne, y te disent qui qui rentre, qui qui rentre pas.  Faque tu t’en r’tournes chez vous… »

Pendant tout ce quart de travail, j’ai eu sous les yeux cet homme, incapable de se nourrir ou d’aller aux toilettes sans préposé, un être brisé, une ruine.  Au bout de quelques heures, il avait tout dit de lui, par son délabrement intégral bien davantage que par ses propos.  Son histoire était la même que celle de son voisin, de son ami, de son frère, ou de son père avant lui. Évidemment, tous ses pairs ne finissaient pas aussi misérablement, mais il est difficile d’imaginer un homme vivre un stress aussi considérable sans dommages collatéraux.

Faiblement scolarisé, unilingue francophone, d’origine modeste, pourvoyeur d’une famille qu’il n’arrivait que sporadiquement à faire vivre correctement, dans le meilleur des cas, l’usure causée par sa situation l’avait finalement rattrapé.  Irrémédiablement. 

Lors d’un quart de travail subséquent, je rencontrais son épouse, Mme Painchaud, voisine de chambre du patient que je devais alors surveiller.  Elle venait de subir une chirurgie d’un jour et devait repartir le lendemain. Si l’infirmière ne m’avait pas assuré qu’il s’agissait bien de l’épouse du pauvre hère dont j’avais assuré la sécurité quelques jours auparavant, je ne l’aurais jamais cru, encore moins deviné.

Le contraste entre cette femme et son mari avait de quoi vous jeter à terre.  J’avais devant moi une dame robuste, qui paraissait à peine la soixantaine, mais qui devait être plus âgée, en pleine forme, droite et fière comme un chêne, de mise soignée et élégante, impeccablement coiffée, souriante et visiblement en pleine possession de ses moyens.  Au fait, vous ai-je touché un mot sur le couple inversé ?...


En guise de conclusion…

Je vous entends déjà : faudra-t-il, après s’être indignés pendant 40 ans du destin des femmes victimes d’hommes prédateurs, se morfondre désormais sur le sort d’hommes dévastés, vivant dans l’ombre de leurs femmes fortes de l’évangile ?  Tirons les leçons qui s’imposent des erreurs passées et gardons-nous des stéréotypes misérabilistes forgés à partir de situations extrêmes, mais marginales.
Pendant mon expérience en service privé, j’ai eu la responsabilité de femmes du même âge que  M. Painchaud, tout aussi hypothéquées que lui, parfois pires.  J’ai eu également la chance de rencontrer des hommes de la même époque, aussi solides que le roc de Gibraltar.

Loin des généralisations réductrices, j’ai voulu démontrer, par ce propos, en m’appuyant sur un exemple concret quoique limite, l’existence d’une problématique masculine courante, spécifique à une époque.  Il existe cependant un monde de nuances à étudier entre l’évocation d’un phénomène, si dévastateur soit-il, et la réalité globale d’être un homme, peu importe l’époque envisagée.  Qu’on soit homme ou femme, la foi nécessaire, peut-être naïve, en une humanité saine de corps et d’esprit doit toujours subsister, malgré les inévitables exemples de déchéance qui nous entourent, sinon précisément à cause d’eux…

Le texte que vous avez lu constitue le neuvième chapitre de l’essai intitulé Le syndrome de la vache sacrée.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Il y a quelques années lorsque je militais ardemment pour la cause des pères, j'ai participé à divers colloques à l'INRS. J'étais souvent le seul homme avec G Claes. Une fois, il y avait une étudiante, peut-être doctorante en inter génération, qui candidement reprochait aux hommes en général de ne pas s'occuper de leurs enfants et ce depuis des générations. Je me suis permis alors de lui faire un petit résumé de l'histoire des hommes comme vous l'avez fait ci-haut, lui rappelant que ces hommes sortis des campagnes on dû travailler du matin au soir pour produire la richesse du Québec d'aujourd'hui et pour produire ce que vous êtes devenues mademoiselle, c'est à dire: une enfant gâter. Toujours désolant de voir le biais culturel colporter envers les hommes. Cendrillon semble toujours bien déçus de son prince. -Bonne journée ! -Al.

Le blog d'Olivier Kaestlé a dit…

Oui, Al, et il serait temps que le prince finisse par dire le fond de sa pensée sur et à Cendrillon, qui n'est pas la seule à se retrouver devant une citrouille... Dans le cas des hommes, c'est un citron, pour le moins amer, qui, trop souvent, arrive au rendez-vous. ;-)

Hélène Grenier a dit…

Lorsque j’entends des gens dire que les femmes ont sacrifié leur carrière pour leur famille, j’enrage, parce qu’on oublie que les pères ont sacrifié leur vie familiale pour que leur famille puisse vivre une certaine paix… Cette période a été difficile pour tous les membres de chaque famille…. Mais j’ai déjà remarqué que les hommes de ces générations semblent mourir plus jeunes que les femmes… dans ma famille en tous cas et chez d’autres que je connais. C’est fascinant de constater que toute cette misère vécue par nos aïeux, leurs économies, aboutissent trop souvent pour un seul dans le couple, souvent la femme, trop souvent qui semble presqu’heureuse qu’il n’y soit plus…

Pour ceux qui vivaient moins de pression financière et religieuse, la vie pouvait être meilleur même qu’aujourd’hui, je trouve. Les valeurs étaient à leur place et les liens familiaux étaient sacrés. Lorsque l’industrialisation est apparue, la plupart des pères ont quitté le nid pour aller nourrir leur progéniture dans des conditions insoutenables…

L'histoire de cet homme qui, manifestement, a vécu un stress incroyable dû à la précarité de l’emploi. Ça m’amène à renforcir ma position en faveur des syndicats, bien que je considère qu’il y a de l’exagération de la part de la FTQ. N’empêche que nous serions encore à ce stade sans leur intervention. Chartrand est un homme admirable, il me semble qu’il n’y en a si peu de sa trempe qui n’ont pas froid aux yeux…. A part toi, bien entendu, Olivier !

Une autre chose a aussi attiré mon attention, ce sont ces caractéristiques citées : «Faiblement scolarisé, unilingue (francophone), d’origine modeste»… N’est-ce pas celles, entre autres, qu’on retrouve chez ceux qui réussissent le moins ?

Le blog d'Olivier Kaestlé a dit…

Merci de ton commentaire, Hélène, qui me confirme que plusieurs femmes sont capables de voir l'autre côté de la médaille de ce que les féministes appèlent un peu niaisement l'oppression patriarcale. Les hommes l'ont vécue tout autant que les femmes, avant de subir maintenant les contrecoups du féminisme d'État. Bien sûr, tous les hommes ne sont pas oppressés, mais il suffit de voir combien il est facile à une ex-conjointe de leur pourrir l'existence pour réaliser que la condition masculine reste très précaire. Plus d'un homme est assis sur un baril de poudre ou sur un siège éjectable sans qu'il ne s'en doute...

Une première depuis 2009 : Blogger retire l'un de mes billets.

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