Vient toujours un temps, au détour d’une décennie, où l’on se retrouve en proie aux bilans. Qu’ai-je accompli ? Quels rêves vais-je réaliser ? En aurai-je le temps? Quand y arriverai-je ? Voilà autant de questions qui se bousculent, tous les dix ans. À vingt ans, on entre, fébrile et anxieux, dans l’âge adulte. À trente, on pense famille et sécurité. À quarante, il paraît que la vie débute pour vrai.
À l’approche de mes cinquante automnes, je croyais que j’allais être exempté de nouveaux tiraillements. Après tout, depuis bientôt dix ans que ma vie a débuté pour vrai, que pourrait-elle faire de plus, à part suivre son cours ? Malgré cette assurance de façade, je me demandais tout de même si mille bouleversements, tant physiques, psychologiques, qu’existentiels, n’allaient pas m’assiéger. J’avais lu ce sombre pronostique dans un magazine. Je touche du bois. À ce jour, mon existence reste un long fleuve tranquille.
Quelques remous menacent pourtant à l’occasion l’eau d’une sérénité chèrement acquise. Quand j’étais plus jeune, ma belle-fille partageait, avec sa mère et moi, tant de goûts communs, au point d’accaparer régulièrement nos CD, vidéos et, plus tard, nos DVD. Alors que ma génération, adolescente, a vécu une sécession culturelle et souvent politique d’avec ses parents, elle devait hériter d’une symbiose à temps partiel avec ses enfants… Du moins, avec ceux d’une première génération.
Ma belle-fille, 26 ans, mène une existence autonome. Nous dînons ensemble régulièrement. Nous avons des conversations dont je n’aurais jamais pu anticiper la profondeur ni la diversité, quand elle jouait encore avec ses poupées Barbie. Mon fils est de 13 ans son cadet. Après la lune de miel de l’enfance, où un garçon s’identifie à son père et aime les mêmes choses, le voilà en train de développer une personnalité bien à lui. Vais-je devoir couper le cordon ombilical ?
Dernier rejeton d’une lignée d’hommes au caractère noble et sans reproche, Jérémie n’en demeure pas moins un farouche individualiste, comme son père et ses ancêtres. C’est une tradition officieuse. L’ennui, c’est qu’aucun Kaestlé n’a bâti son individualité de la même façon que son géniteur. Inévitable, me direz-vous. N’est-il pas cependant paradoxal de nous voir séparés de génération en génération par un même caractère ?
À en croire mon fils, mes cinéastes favoris, de Hitchcock à Veber, en passant par Mel Brooks et Coppola, sont mûrs pour la cour à scrap, et mes musiciens préférés, incluant mes indémodables Beatles, voués à un musée d’anthropologie musicale. Quant à mon style capillaire et vestimentaire, mieux vaut n’en piper mot. Pourtant lorsqu’un jour, j’arborais fièrement un polo dernier cri, mon fiston, implacable, devait me balancer, avec une lassitude nonchalante, un traînant « Papa, t’as plus l’âge pour ça ! »
C’est là, finalement, que la cinquantaine m’aura rejoint. Pas au plan de la santé, assez bonne, ni de la vie professionnelle, plutôt stable, mais dans le regard de mon fils, un rien acéré. Malgré ça, nos différences même nous rapprochent souvent, et on ne voit pas le temps passer, comme le chantait Ferrat. Zut, j’oubliais. Celui-là aussi est passé date.
10 septembre 2008
Ce Rétrolivier est paru dans Le Nouvelliste du 18 septembre 2008 et dans Le Soleil du 28 septembre 2008.